•J+15 par Élodie L.

Adolescente, ma fille Élodie avait été confrontée à la mort brutale d’une de ses amies de lycée due à une leucémie foudroyante. Comme beaucoup de ses camarades, elle s’était spontanément proposée pour un don de moelle osseuse. En souvenir de Caroline, son amie. Pour dire à la mort qu’elle n’est pas toujours la plus forte. Une quinzaine d’années ont passé. Après plusieurs rendez-vous reportés puis remis avec les services d’hématologie en raison de compatibilité insuffisante avec le receveur, 2008 fut l’année de la réalisation de cette promesse. Voici son témoignage. Merci ma Lu pour ce beau récit d’humanité simple et heureuse qui n’attend ni merci ni récompense. Il bat au rythme du cœur, les pulsations sont plus rapides, mais c’est juste à cause de l’amour qui est dedans.

J’avais promis d’écrire un genre de témoignage. Le voici.

Reprenons dans l’ordre : Septembre 2008 : Je reçois chez moi un courrier de l’Établissement Français du Sang m’indiquant que suite aux examens de mai dernier, je suis déclarée compatible avec un patient X vivant quelque part dans le monde et que d’ici quelques mois maximum on m’informera de la procédure à suivre. La lettre est courte, même pas une page. Courte comme un choc, courte comme une claque. Au mois de mai dernier, les mêmes personnes chargées de ce dossier me disaient «Vous savez, c’est tellement rare… Une compatibilité comme ça, en dehors du cercle familial. Remarquez, s’il est compatible, c’est qu’il fait presque partie de votre famille…»

Me voilà donc à apprendre deux nouvelles d’un coup. La famille s’est agrandie. Et le « petit dernier » est malade … Réaction inattendue et ahurissante : sous le choc de l’émotion, je referme la lettre, la range et décide de faire comme si je n’avais rien reçu.

Aujourd’hui encore, j’ai honte de cela. Pour tenter d’expliquer mon geste, je dois dire quand même que je me suis retrouvée confrontée à un sérieux dilemme : Après plusieurs mois de chômage, psychologiquement difficiles pour une danseuse qui se sait en fin de carrière (j’ai 32 ans), j’avais été présentée à la production du spectacle pour enfants «Oui-oui» dans le dessein de reprendre le rôle du personnage «Finaud», le Grand Méchant Lutin. Non seulement j’étais ravie de retrouver du boulot, mais je voyais aussi se réaliser mon souhait de bosser pour le jeune public. Or, cette lettre me confrontait de façon brutale à l’éventualité d’un choix cornélien. Ma carrière, mes rêves et ma situation financière alliées contre la vie, elle-même.

J’ai alors espéré très fort n’avoir pas à faire ce choix. J’ai espéré que le temps serait avec nous (Eh oui, paradoxalement, je pensais déjà « nous »). J’espérais pouvoir remplir mon contrat et faire le don plus tard, pour les fêtes de Noël. C’est beau un don pour les fêtes de Noël. C’est encore plus beau qu’en octobre. Comme ça tout aurait été parfait dans un monde plein d’espoir et de bonnes nouvelles.

Cette idée de choix m’angoissait tellement que je me suis mise à penser que le premier de l’hôpital ou de la production qui m’appellerait remporterait mes faveurs. De cela aussi j’ai honte. D’avoir envisagé de laisser faire. De laisser le sort décider.

C’est l’hôpital qui m’a appelée en premier. Il s’était passé 3 jours depuis la lettre et mon inconscient ne supportait plus le poids de ce refoulement. Je fissurais de tous les cotés. J’aurais appelé dans les heures qui suivaient si personne ne l’avait fait.

Choc et claque. Encore. Non seulement le patient va mal, mais il faut agir vite. Je dois me décider sans tarder. Je suis la seule chance de guérison pour cette personne. Si je me rétracte, je dois comprendre qu’elle va mourir.

Silence. Blanc. Angoisse montante…

La fille du bout du fil réalise que peut être, elle a été un peu rude. Elle me reprécise alors que mon consentement doit être libre, que j’ai le droit de me rétracter, que personne ne me fera porter la faute de la maladie. Que si le patient meurt, c’est bien à cause de cette maladie. Et pas à cause de moi.

C’est vrai. Je me rassure en moi-même. Et pourtant … Si je suis l’antidote et que je refuse, quelle est ma part de responsabilité dans tout cela ??? Avec le recul émotionnel que j’ai aujourd’hui, je sais que la pensée la plus juste et la plus lumineuse aurait été : «S’il meurt (le patient, je ne connais alors toujours pas son sexe) c’est à cause de la maladie. Mais s’il guérit, c’est grâce à moi. J’ai aujourd’hui la chance de pouvoir faire un pied de nez à la mort. Je fonce sans aucune hésitation.»

J’ai foncé, cela dit. Mais pas sans hésitations. Pour être tout à fait honnête, je me suis sentie coincée et un peu perdue. Les souvenirs ressurgissent. Revient en mémoire la raison pour laquelle tout cela arrive. La raison de l’inscription sur les registres de donneurs. La mort, enfouie, de celle qui a suscité à l’époque l’émotion. Revient en mémoire son visage. Et le fait qu’elle ne reviendra pas. Le fait qu’une vie n’efface pas une mort. Le fait que sauver éventuellement «l’inconnu au code barre», ce n’est pas sauver Caroline.

Heureusement que l’instinct de vie est si fort chez l’homme. Si fort qu’il passe au-delà des élucubrations délirantes provoquées par un taux anormalement élevé d’adrénaline. J’ai soudainement demandé à «la voix» au bout du fil de se taire, de ne plus parler de ce libre choix et de prendre note de mon consentement. Immédiat.

J’étais sûre d’une chose alors. Il était trop tard pour faire marche arrière. Savoir que la guérison était possible me forçait à aller au bout de cet acte. Finalement, tout prenait un sens. Et jamais, jamais, je le savais, je n’aurais pu vivre tranquille avec le poids de la culpabilité d’avoir pu faire quelque chose et de n’avoir pas agi. La maladie était coupable. Mais moi j’étais responsable.

Commence le marathon pour toute une équipe de médecins, infirmiers et assistants médicaux en tout genre. Moi, je passe à l’arrière-plan. Normal, je suis en vie et je vais bien. Le problème, c’est l’Autre. L’Autre. Celui qui fait maintenant partie de «la famille». Le patient au code barre qui ne révèlera rien, à part son poids, plus tard. Il faudra bien qu’on sache combien je dois fournir de cellules. Pour le reste, c’est le grand mystère. Pourtant, la connexion est là. Il sait que j’existe. Il sait que je suis compatible. Il espère que je ne vais pas paniquer, c’est sûr. Et moi, je sais qu’il sait. Et je prends conscience de sa peur. Et je voudrais le rencontrer pour le rassurer. Finalement, c’est une bonne chose que ce don soit anonyme. Ce serait trop intense.

Je me surprends parfois à paniquer. Et s’il ne tenait pas le coup jusque là ? Un jour, un indice : «C’est quoi, le code pour l’Italie ??», lâche le médecin qui s’occupe de mon dossier ? L’Italie. J’avance. Le malade est dans «la botte». Sherlock Holmes se réveille en moi. Mais je suis vite calmée. En route pour le tribunal où je fais la promesse solennelle de ne jamais rechercher l’identité du receveur, de ne jamais chercher à tenter d’entrer en contact avec lui. Je prends acte. Je ne saurais jamais. Le patient est un code barre. D’ailleurs, moi aussi. J’espère quand même à ce moment-là, ne pas faire un don à un gros con de la mafia. Ça fait rire les infirmières, et la juge aussi…. Je signe des pages et des pages de paperasseries. Je dis oui à tout. Je répète que j’ai compris. Oui, je sais, il n’y a pas de risque zéro. Oui, j’ai entendu qu’il y avait eu un arrêt cardiaque et un éclatement de la rate sur deux donneurs après injection des facteurs de croissance permettant la prolifération des cellules souches. Oui, je sais que ce sont deux cas isolés et que les accidents sont rares. Oui, j’ai peur.

Une fois qu’on est déclarée compatible, le mot rare n’a plus la même signification. Oui, je vais aller jusqu’au bout. Oui, le geste est beau. Oui, on devrait tous êtres inscrits sur les listes. Oui, c’est finalement une chance de pouvoir le faire. Oui, c’est bien d’une vie qu’il s’agit.Oui , ça fait beaucoup de bien de dire oui. «Oui» est le mot que j’ai envie de tagger sur les murs du tribunal. Non, je ne l’ai pas fait parce que du commissariat, c’est plus dur d’aider un malade.

Les cinq jours d’injections sont un peu pénibles. Le produit rend speed, mais les douleurs osseuses empêchent les grands mouvements et l’excitation de manière générale. Grands pliés et grands écarts attendront. Le temps passe différemment. Il n’a plus la même valeur. Chaque minute me rapproche de LUI. LUI, le Patient qui est d’un coup devenu un homme. Un homme parce qu’un patient de 80 kg est rarement une femme. Lui, l’inconnu italien de 80 kg prend par moments un visage. Flou, certes. Mais mon cerveau a besoin de cette image pour se rappeler que c’est bien d’une personne qu’il s’agit et non d’un vulgaire code barre, d’un produit ou d’une expérience de la médecine. Mon Italien a un sourire et un cœur qui bat. Au ralenti peut être … Dans quel état est-on quand on vous détruit la moelle épinière. Pourvu qu’il tienne le coup !!!!

Deux matinées à l’hôpital permettent aux médecins de recueillir mes cellules. Je n’ai pas bu d’alcool depuis un mois et j’ai mangé beaucoup de vitamines, pensant à sa future convalescence et une évidente baisse de tonus. Les infirmières se moquent avec gentillesse. L’alcool ne passe pas dans les cellules, les vitamines non plus. J’aurais très bien pu venir ivre, ça m’aurait détendue. Et ils n’auraient pas eu à me filer du Lexomil. Tant pis, quelque part, au fond de moi, quelque chose me dit que ça va l’aider quand même !

Le deuxième jour, j’ai envie de rester. J’ai envie de me cacher dans la voiture puis dans l’avion qui va transporter mes cellules en Italie pour assister à la greffe, pour être là, jusqu’au bout. Je trouve ça dur, cet anonymat. Même si je sais qu’il ne pourrait pas en être autrement. Je me souviens alors que Caroline était italienne. C’est drôle, parfois, le hasard. Le hasard1 ? J+15, donc. J’ai beau demander autour de moi si quelqu’un a des nouvelles de l’Italien, personne ne sait rien. Et je vois qu’ils ne mentent pas. Et je vois qu’ils en souffrent aussi. Surtout qu’eux, ils font ça tous les jours. Surtout des autogreffes. Les gens passent et disparaissent. C’est comme ça, c’est l’hôpital. Parfois ils demandent et on les envoie valser, eux qui devraient savoir qu’on ne donne jamais les résultats des greffes. Alors je ne dis plus rien. Le lien, il est là. Le lien, c’est eux. Pas de nouvelles de l’hôpital signifie que l’on va bien. Prochains examens dans un mois.

Je pense moins à l’Italien. Mais je sais que j’y penserai toujours un peu. Je pense souvent à lui en pleine forme, râlant après mes cellules qui lui auront transmis mon allergie au lait, d’après les médecins. Finis le mascarpone et la ricotta. Vive le tofu et les graines germées. Je me dis que comme ça, il doit bien un peu penser à moi. Aujourd’hui, je suis vraiment heureuse d’avoir pu vivre cette histoire. Tant pis pour le contrat, tant pis pour l’argent. L’essentiel est ailleurs et quand on va bien on ne le sait pas. Ou on l’oublie. Finalement, il m’a un peu aidée, lui aussi.

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(1) “Il n’y pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous” – Paul Éluard

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Le poèteClaude ROY

Jamais jamais je ne pourrai dormir tranquille aussi longtemps
que d’autres n’auront pas le sommeil et l’abri
ni jamais vivre de bon cœur tant qu’il faudra que d’autres
meurent qui ne savent pas pourquoi
J’ai mal au cœur mal à terre mal au présent
Le poète n’est pas celui qui dit je n’y suis pour personne
Le poète dit j’y suis pour tout le monde
ne frappez pas avant d’entrer
Vous êtes déjà là
Qui vous frappe me frappe
j’en vois de toutes les couleurs
j’y suis pour tout le monde.

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